Catégories
Analyses géopolitiques

L’Entre deux Mers, un projet de souveraineté est-européenne entre l’Occident et l’Asie

Monika Karbowska

Hommage à Samir Amin pour la Conférence « La montée de l’Asie », Paris le Havre 13-15 mars 2019

THE RISE OF ASIA 2019 CONFERENCE REPORT – BANDUNG SPIRI

Je souhaite avant tout remercier les organisateurs de « L’Esprit de Bandung » de m’avoir invitée à cette importante rencontre internationale et naturellement, puisque c’est le lieu adéquat pour cet hommage, exprimer ma tristesse et ma douleur du fait de la disparition de Samir Amin – grand penseur, militant actif, ami exigeant et protecteur.

D’une certaine manière Samir Amin était notre « protecteur », nous militants anti-capitalistes de l’Europe de l’Est. Dans ses nombreuses interventions publiques, dans ses textes, tout comme dans son soutien en privé, Samir Amin a toujours déploré la catastrophe que fut l’imposition du capitalisme néolibéral à nos pays il y a 30 ans déjà. Il n’a jamais rendu coupables les peuples de l’Est de la « chute du monde soviétique », de la mondialisation et de la prolétarisation des peuples occidentaux. Alors que ce type critique est et a été formulé maintes fois par des analystes, des militants et des politiques de la gauche actuelle des pays occidentaux. Nous, les peuples de l’Est, nous serions responsables d’une révolution ratée, celle de 1917, de son dévoiement vers des régimes autoritaires, du goulag. Pour finir ce ne serait que justice que nous souffrions de la déchéance naturelle du système dont nous serions coupables et aurions été punis comme de juste par le retour du capitalisme sur nos terres. Alors que si nous avions laissé faire l’Occident, la Révolution aurait été si belle et si démocratique. Sans exagérer, j’ai entendu ce type de discours de nombreuses fois au cours de mon long militantisme dans le mouvement altermondialiste, de 2003 à 2018.

Samir Amin a combattu ces manifestations d’une simpliste « esto-phobie ». Au contraire, il a toujours mentionné le « monde de l’Est », l’Europe de l’Est entre et le monde Russe (Russki Mir) dans ses analyses de la situation mondiale. Il ne nous a pas caché, occulté, il n’a pas fait comme si ces 250 millions de personnes et ces territoires n’étaient que blanche terra incognita sans lien avec l’histoire de l’Europe et du monde et aussi sans avenir.

Samir Amin nous a correctement perçus comme des peuples de la périphérie du Centre capitaliste occidental. Cette théorie si juste n’a d’ailleurs pas été découverte par Immanuel Wallerstein en premier, mais par des historiens marxistes polonais tels que Witold Kula, Tadeusz Manteuffel, Jan Kieniewicz, Henryk Samsonowicz, Marian Malowist éminents médiévistes et spécialistes de l’histoire des classes dominées, collaborateurs scientifiques de l’Ecole Pratiques des Hautes Etudes sous la houlette de Fernand Braudel dans les années 1960. C’est de leur minutieuses analyses des raisons du développement divergent de l’Europe de l’Est par rapport à l’Europe de l’Ouest à la fin du Moyen Age que fut découvert le rôle joué par le second servage des paysans de l’Est dans l’avènement du capitalisme occidental. Les paysans de l’Est, en particulier les habitants des vastes plaines de la République Nobiliaire polonaise ont été mis en servage pour que l’aristocratie puisse fournir en blé et bois bon marché les villes d’Occident en expansion afin de nourrir l’accumulation primitive du capital et la mise en esclavage des peuples de l’Afrique et de l’Amérique par les Etats de l’Europe occidentale. Il s’avérait ainsi que les classes populaires mises en sevrage d’Europe de l’Est furent les premières ressources naturelles exploitées par ce capitalisme primitif au même titre que la main d’œuvre esclave des premières colonies. Il en a résulté pour l’Europe de l’Est l’arrêt du développement des villes, la misère des campagnes, la persistance des structures féodales jusqu’au 20 siècle, le retard technologique et économique par rapport à l’Ouest, la domination d’une noblesse de plus en plus arc-boutée sur ses privilèges et sourde à toute réforme. Politiquement cette structure de classes dominantes compradores fournisseuses de matières premières pour l’Occident a été dévastatrice : les classes dominantes des pays de l’Est se sont soumises aux Etats absolutistes occidentaux ou de types occidental comme la Russie tsariste, ont refusé la révolution industrielle et les révolutions bourgeoises du 19 siècle. Il a fallu des secousses violentes comme la Révolution bolchévique et la Seconde Guerre Mondiale pour mettre fin à 5 siècles d’une structure sociale et politique au service in fine de la domination occidentale.

C’est l’analyse de ce processus historique, du rôle de premier substrat des peuples de l’Est dans le développement du capitalisme européen qui a donné naissance à la théorie du Centre et de la Périphérie popularisée par Wallerstein. Aujourd’hui cette théorie est si ancrée dans les représentations que nous ne nous souvenons plus de l’histoire du cheminement de cette idée.

Samir Amin s’en souvenait, et c’est pourquoi il comprenait l’histoire des peuples d’Europe de l’Est. Pour lui, les peuples de l’Est avaient réussi à s’émanciper un tant soit peu par une « déconnexion sélective », en construisant des Etats souverains de 1945 à 1989. Ce furent des Etats qui prenaient soin de l’intérêt de leurs peuples, sous la responsabilités d’élites nouvelles issues du peuple ou de l’intelligentsia progressiste et incarnées dans les partis communistes au pouvoir. Le « socialisme réel » était avant tout un souverainisme populaire avec ses réalisations et ses faiblesses tout comme le fut la Chine maoiste. Cependant, contrairement à la Russie ou à la Chine, les pays d’Europe de l’Est de la Baltique à l’Adriatique n’ont pas réellement été capables d’une révolution autonome de grande ampleur. Etats vassaux de l’Occident avant 1939, le modèle de « souverainisme socialiste » de l’après 1945 ne fut pas un choix, mais une imposition par la puissance soviétique.

Cependant, pour Samir Amin, nous ne devions pas nous sentir coupables. Au contraire, nous avions fait le meilleur possible. Samir Amin ne nous renvoyait jamais de ces attitudes d’arrogance hautaine face à notre défaite qu’affichent à notre endroit bien des camarades de la gauche occidentale. Pour lui la destruction du Bloc de l’Est fut une catastrophe pour l’humanité entière car le déchainement du capitalisme prédateur occidental a obéré les possibilités d’émancipation des nations du Sud. Nous étions un rempart efficace pendant 45 ans et aussi un allié frère pour de nombreuses nations.

Samir Amin regardait avec empathie et bienveillance nos efforts pour reconstruire un mouvement anti-capitaliste en Europe de l’Est après 1989 dans un contexte très violent : destruction de nos industries, chômage de masse, misère, émigrations par millions vers l’Occident, mafias, prostitutions, guerres de destruction d’Etat et des peuples comme en Yougoslavie. Actuellement la situation et encore plus grave avec l’imposition de bases militaires des Etats Unis, les pressions américaines pour la guerre contre la Russie, les déstabilisations et guerre par proxy que les Etats Unis mènent aux frontières russes comme la guerre contre le Donbass en Ukraine. Les gouvernements des pays de l’Est, quels que soient leurs couleurs, se soumettent en vassaux aux appétits américains et obéissent aux pression pour poursuivre et emprisonner les opposants au système. En Pologne par exemple, le souverainiste de droite Mateusz Piskorski a été en prison sans jugement 3 ans et l’opposition de gauche est menacée de prison pour « opinions totalitaires ». La guerre est de retour en Europe de l’Est avec les massacres d’opposants à Odessa le 2 mai 2014 et avec les bombardements de l’armée de Kiev contre les villes de Donetsk et de Lougansk.

Forum Social de l’Europe de l’Est et de Coopération avec le Sud, Wroclaw, 11-13 2016

J’avais rencontré Samir Amin alors qu’il était un leader du mouvement altermondialiste naissant, au Forum Social Européen de Paris en 2003. J’étais alors une simple militante dans le mouvement féministe puis dans la campagne critique du Traité Constitutionnel Européen en 2005. Après l’épuisement du processus des forums sociaux en Europe, dont la coupure culturelle et politique Est-Ouest fut à mon sens un des facteur, je me suis immédiatement intéressée aux révolutions des pays du Sud dès le soulèvement de Tunisie et le Forum Social Mondial au Sénégal en 2011. J’ai soutenu à la mesure de mes moyens les jeunes en révolte dans les pays africains – en Tunisie, au Burkina Faso. Mais alors que les mouvements de protestations ont franchi la Méditerranée et essaimé en Espagne, en Grèce, puis en Croatie et en Serbie, j’ai noué immédiatement des contacts avec le Forum des Balkans en 2012, avec le mouvement social bulgare en 2013 et avec les initiateurs du mouvement des plénums en 2014 en Bosnie. J’ai écrit des articles et popularisé la luttes des Bulgares anti-capitalistes et des syndicalistes de Bosnie et de Serbie . Ensemble avec des amis de la gauche polonaise, hongroise, tchèque et ukrainienne nous avons créé le réseau des Peuples de l’Est et avons organisé le Forum Social de l’Europe de l’Est et de Coopération avec le Sud à Wroclaw, le 11-13 mars 2016.

Sonia Lokar de Yougoslavie, Judit Morva de Hongrie, Piotr Szumlewicz, Bruno Drweski, Beata Karon de Pologne, Daniela Penkova de Bulgarie, 12 mars 2016 à Wroclaw
Avec Les camarades ukrainiens d’Odessa
Konstantina Kouneva, députée européenne et syndicaliste bulgare et Savvas Matsas, chef du Parti Grec des Travailleurs EEK, à l’ouverture du Forum, Wroclaw, 11 mars 2016

Wrocław przytulił lewicę – Portal informacyjny STRAJK

600 personnes ont participé à cette événement politique ainsi qu’à la manifestation contre les bases américaines, témoignant de la volonté des militants de gauche d’Europe de l’Est de renaître et de travailler avec les camarades de la périphérie du Sud. La périphérie de l’Est donne ainsi la main au Sud en révolte anti-impérialiste pour reconstituer la Tricontinentale, le Mouvement des Non-Alignés ou mieux, une nouvelle Internationale des peuples et nations opprimés. Malgré nos difficultés et notre pauvreté, nous avons réussi à inviter des révolutionnaires tunisiens, des militants de la Coalition pour une Afrique Alternative maliens, du mouvement du Balai Citoyen du Burkina Faso. Bernard Founou a représenté le Forum du Tiers Monde et Samir Amin a participé par Skype à la cérémonie d’ouverture. C’est suite à cette action qu’il m’a invitée à travailler avec lui sur le projet d’Internationale des Travailleurs et des Peuples. J’ai eu le bel honneur de co-rédiger avec lui la « lettre d’intention » pour une première rencontre fondatrice. Nous devions envoyer dès août 2018 ce document à des personnalités politiques de gauche des cinq continents. Le Destin ne nous en a pas laissé le temps. Samir est parti et nous sommes seuls face à son immense héritage.

(20+) Facebook

La Chine au Congrès Mondial du Marxisme « Marxisme et humanité, une destinée partagée »  par Monika Karbowska | histoireetsociete (wordpress.com)

J’ai eu l’honneur de participer grâce à son invitation au Deuxième Congrès Marxiste Mondial à Pékin en mai 2018 et de pouvoir comprendre le socialisme chinois. J’ai pu comprendre également l’ampleur du déclin de l’Occident et exprimer ce que nous les peuples d’Europe de l’Est mais aussi de l’Afrique nous vivons et combien nous luttons. Samir Amin m’a permis donc de me comprendre comme héritière de la Pologne Populaire. Face à sa question sur mes origines, fille de diplomates communistes, exilée en Occident en 1992 pour refus de capitalisme, je me croyais un « produit » de la culture communiste. C’est sous le regard perçant de Samir que j’ai assumé être « une héritière de la Pologne Populaire ». Car la Pologne Populaire ne fut pas un échec, puisque nous, les militants de gauche nous sommes ses enfants. Je ne suis pas un échec. Nous sommes plus que jamais déterminés à reconstruire le socialisme dans notre périphérie parce que nous le méritons !

Comment l’Europe de l’Est peut-elle s’émanciper et trouver sa place entre l’Occident et l’Eurasie

L’Europe de l’Est est une région formant une unité culturelle historique. Avant que l’historiographie du temps des démocraties populaires découvre les raisons du « second servage » des paysans d’Europe de l’Est, Rosa Luxemburg a théorisé l’accumulation particulière dans cette région d’Europe. Rosa Luxemburg était originaire de Zamosc, ville du Sud de la Pologne, pays de grands propriétaires féodaux régnant sur une masse de paysans esclaves des domaines jusqu’à 1861 date de l’abolition du servage et de commerçants et artisans juifs habitants des petites villes misérables. Les habitants juifs des villes servaient de boucs émissaires politiques lorsque la noblesse cherchait à détourner la colère et le désespoir des paysans vers un exutoire stérile. Rosa Luxemburg a analysé dans sa thèse « Le développement industriel du Royaume de Pologne» [1] la nécessité par le capitalisme d’exploiter et de spolier des formes de travail et d’organisation sociale et culturelle non-capitaliste, ce que qu’étaient justement la coopération de survie des villages paysans de cette région du Sud. Rosa Luxemburg a rapproché cette spoliation de l’appropriation des biens et de l’exploitation des ressources et des humains des pays du Sud colonisés par les impérialistes occidentaux (MB :49) [2]. C’est ce que plus tard Samir Amin a appelé « l’accumulation par la dépossession » qui malheureusement est violemment à l’œuvre à notre époque du néolibéralisme mondialisé triomphant.

Il est intéressant de voir que pour Rosa Luxemburg les révolutions authentiques sont toujours menées par des formes d’organisations sociales non ou pré-capitalistes. Ainsi, c’est de cette périphérie de l’Occident qu’est partie la seule Révolution réussie du 20 siècle en Europe – de la Russie. Mais la Russie tsariste englobe à l’époque les régions les plus féodales de Pologne comme Zamość. Zamość est donc le théâtre d’une République des Conseils en 1917-1920 et reste la patrie de communistes et futurs résistants anti-fascistes comme Jozef Epsztein, réfugié politique en France dans les années 30 et fondateur des Francs-Tireurs Partisans, assassiné par les nazis.

Mais le cœur de cette Pologne féodale fut surtout secoué par la République de Tarnobrzeg, véritable mouvement révolutionnaire qui aboutit à la création d’une république paysanne autonome dans les villages entourant cette petite ville de la vallée de la Vistule et du San, et appartenant encore en quasi fief à la famille noble des Tarnowski. Pendant 6 ans, de 1918 à 1923 les paysans sans terres tiennent des assemblées deux fois par semaine sur la place de la ville, gèrent la région, luttent pour une réforme agraire anti-féodale et envoient leurs leaders en tant que députés élus à la première Diète polonaise[3].

http://republique-tarnobrzeg.over-blog.com/2019/03/la-republique-de-tarnobrzeg-une-republique-paysanne-autogeree-a-l-aube-de-la-pologne-independante.html

Tarnobrzeg le 6 novembre 1918

L’un de ces députés, Tomasz Dąbal, sera le fondateur du Parti Communiste Polonais KPP ; le premier prisonnier politique de la Pologne indépendante et, suite à son expulsion en URSS, le responsable du Comité des Questions Agraires au sein de l’Internationale Communiste.

La structure sociale de cette région, dont je suis personnellement originaire, était composée du « dwór », le manoir féodal du noble et de villages à l’organisation collective traditionnelle bousculés par l’économie capitaliste. L’économie capitaliste était d’ailleurs plus matérialisée par l’émigration vers les Etats Unis et par la diffusion de la presse et du chemin de fer que par une industrie inexistante. Les citadins juifs vivaient de la même façon que les paysans avec lesquels ils partageaient la même pauvreté. Il est effectivement intéressant de constater que les idées socialistes radicales et souverainistes fleurirent dans cette structure sociale et restèrent vivaces malgré la répression et l’hécatombe de la Seconde Guerre Mondiale. Après 1945 la Pologne communiste réalisa une grande partie de ce programme progressiste mais c’est paradoxalement à ce moment que s’amorça le virage idéologique conservateur et patriarcal qui dure jusqu’à aujourd’hui.

Zamosc
Rosa Luxemburg

L’émancipation de l’Europe de l’Est progresse grâce à la radicalité de cet agrarisme égalitaire. C’est ainsi que le leader paysan et premier ministre de la Bulgarie Alexandre Stamboliyski mène une réforme agraire de grande ampleur et une modernisation sociale de son pays avant qu’en 1925 les fascistes ne réussissent à l’assassiner et réimposer une royauté dictatoriale. La République des Conseils de Hongrie, dirigée par des idéalistes comme Bela Kun, dont nous venons de fêter le 100ème anniversaire, fut de mars à août 1919 plus novatrice en matière de culture, d’éducation et de planification de l’économie que la Révolution bolchévique à la même époque. C’est le socialisme yougoslave qui mena à la création de la Yougoslavie avec comme objectif la réunification politique et sociale de la région dans la « Fédération Balkanique » par la réunification des partis socialistes slovènes, croates et serbes. La France impérialiste se sert de cette création en mettant au pouvoir les monarchistes serbes. Mais la base sociale paysanne est prête et organisée pour sa renaissance lors de la Seconde Guerre Mondiale avec la création du mouvement des partisans de Tito et l’expansion du Parti Communiste Yougoslaves. Les Yougoslaves ont pu se libérer du joug nazi presque sans aide extérieure grâce à la force de cette structure sociale et politique ancienne. La Yougoslavie de 1945 ne fut ni un erreur qui une création artificielle comme le prétendait la propagande occidentale des années 90 du 20ème siècle, mais le logique aboutissement de deux siècles de luttes paysannes indépendantistes. C’est cette même base sociale rurale associée à l’intelligentsia progressiste qui a été en Grèce à l’origine du puissant mouvement communiste avec l’armée des partisans ELAS et EAM contre les nazis puis contre l’Occident dans la guerre civile de 1945-1949.

Ferme traditionnelle à Dzikow un des village épicentre de la République de Tarnobrzeg

Certes dans les années 1920-1939 l’Occident parvient à reprendre la main et imposer des régimes fascistes et royalistes autoritaires. Certains de ces régimes basculeront dans le camps nazis avant et pendant la Guerre Mondiale. Ainsi le Bloc de l’Est de 1945 à 1989 ne fut donc pas une une création hasardeuse mais une entité géographique tangible (de la Mer Baltique à la Mer Adriatique et Noire), historique (peuples soumis à des empires féodaux s’émancipant sous l’influence des idées de la Révolution française et du marxisme), socio-politique et économique – peuples à dominante paysanne, à l’économie en retard technologique par rapport à l’Occident, non encore alphabétisés et non industrialisés. Le socialisme réel aura pour tâche de construire les structures d’un Etat moderne, des frontières, des écoles, des universités, des infrastructures de transports, des logements, une culture populaire et nationale de masse. Ce fut un souverainisme que Samir Amin a si bien décrit comme une « déconnexion sélective » du système capitaliste mondial, nécessaire à cette période historique.

Ma grand mère Czeslawa Gronek née en 1920 a vécu toute sa vie à Tarnobrzeg. Elle a connu la République autogérée paysanne et ses conséquences. Elle a passé la plus grande partie de sa vie en Pologne Populaire qui a été la plus belle période de sa longue vie.

Ce ne fut pas un socialisme autarcique et fermé au monde : les pays du « bloc de l’Est » coopèrent entre eux au sein du COMECON et avec l’Union Soviétique, avec l’Asie, Chine, Vietnam et Corée du Nord, mais aussi avec le monde arabe souverainiste (Syrie, Irak, Egypte, Lybie, Algérie, Tunisie, Yemen du nord), et avec les Etats africains nouvellement indépendants. Les coopérations sont militaires, économiques, culturelles et scientifiques. Les coopérants, techniciens et ingénieurs construisent, gèrent des usines et forment le personnel des pays du Sud. Les coopérants polonais dans l’industrie restent en Irak jusqu’en janvier 1991, jusqu’à ce que les Etats Unis exigent leur retrait par la nouvelle Pologne capitaliste. Les médecins et infirmières travaillent dans le monde arabe et en Afrique. Personne à l’Est ne s’est étonné de voir des infirmières bulgares travailler en Libye jusque dans les années 2000 – c’était la suite logique de cette coopération historique. Même la Tunisie et le Maroc ont envoyé des étudiants étudier la médecine dans les pays d’Europe de l’Est dans le cadre de la coopération scientifique et éducative, formations financées par les pays socialistes. Cette coopération et la présence d’étudiants du Sud dans les universités techniques et médicales des pays de l’Est est célèbre et fait partie de la saga positive de l’histoire du socialisme réel, même si peu de recherche historique est menée à ce sujet, car les nouveaux pouvoirs cherchent à en gommer le souvenir[4]. Les écoles supérieurs techniques du Donbass restent réputées pour l’accueil des étudiants du Sud. En Afrique de l’Ouest, au Mali, en Guinée les anciens diplômés des pays de l’Est sont prisés même par le système néolibéral comme cadres dans les structures des Etats, des ONG et des organisations de gauche.

Étudier à l’Est. Expériences de diplômés africains | EHESS

Dans les années 80 l’unité culturelle des pays de l’Est via le COMECON et les échanges culturels et touristiques est de plus en plus évidente. La conscience de cette unité déborde le cadre de l’Etat socialiste et gagne les milieux des dissidents aux régimes communistes. Au sein des mouvements dissidents commence une réflexion sur l’avenir de l’Europe de l’Est et notamment sur la possibilité de la région de s’émanciper collectivement de la suprématie de l’URSS et de trouver sa place entre la puissance de l’Est et le monde occidental.

Le projet de l’Entre deux Mer, « Miedzymorze », dans les écrits de l’opposition de gauche à la fin des années 80

J’étais étudiante en première année à l’Institut d’Histoire de l’Université de Varsovie en 1988. Active dans le mouvement étudiant anti-régime j’ai rassemblé une importante documentation d’écrits – journaux périodiques, tracts, magazines divers- de tout le spectre politique de la dissidence polonaise, de l’extrême droite nationaliste chrétienne à la gauche se réclamant de la tradition marxiste polonaise. J’ai participé à des réunions d’obédiences politiques diverses, ce qui n’était pas toujours facile puisque ces réunions étaient en droit illégales et qu’il n’y avait à l’époque pas d’autres moyens de communication que les tracts, les affiches volantes et le bouche à oreille – le téléphone était surveillé et, est -il nécessaire de rappeler, il n’y avait pas encore d’internet. Le pouvoir d’Etat contrôlait strictement l’usage des photocopieuses et empêchait le tirage de photos en limitant aux laboratoires publics l’accès aux indispensables produits chimiques. Mais l’Institut d’Histoire de l’Université de Varsovie, qui était un important centre de l’opposition, possédait son propre laboratoire et développait les photos utilisées par l’Agence de Presse dissidente PAW. Cependant les différents groupes politiques vendaient leur littérature (photocopiée, ronéotée mais parfois imprimée par des imprimeries d’Etats soutenant l’opposition) à l’entrée dans l’enceinte de l’Université, tolérés par le pouvoir qui ne pouvait ni ne voulait empêcher la soif de liberté d’expression qui caractérisait la société polonaise de l’époque. Les opinions les plus diverses s’épanouissaient ainsi, à l’abri aussi bien de la censure du système local que de l’influence occidentale.

La lecture de cette presse protéiforme renvoie à une période passionnante des années 1980-89 ou tout semblait neuf et possible, et surtout la création d’une « troisième voie » entre le système soviétique et le capitalisme occidental. Une troisième voie qui aurait pu être la création unique et originale d’une Europe de l’Est souveraine. C’est cette indépendance en devenir qui a enthousiasmé mes 18 ans et que la « stratégie du choc » sauvage a brutalement détruite, laissant ma génération soumise totalement au système ou orpheline, exilée et traumatisée. Ce qui est flagrant à la lecture même superficielle de cette presse, est l’absence totale des notions qui à peine 2 ans plus tard, en 1991, seront littéralement importées par l’armada médiatique occidentale : marché libre, économie de marché, privatisation, libéralisation, dérégulation… D’autres concepts marquent au contraire une pensée originale centrée sur les besoins et intérêts propres de cette région particulière qu’est l’Europe de l’Est.

Pour les besoins de cet article nous présenterons trois magazines réalisés par des dissidents et  datant de 1988. Les articles sont prudemment signés de pseudonymes, mais la plume et le style révèlent des intellectuels polonais vivant en Pologne, probablement universitaires ou étudiants.

La revue « Europa pismo Instytutu Europy Wschodniej », («Europe, magazine de l’Institut d’Europe Orientale»), éditée par l’Organisation Solidarnosc Walczaca[5] (Solidarité Combattante, la partie radicalement anti-régime de Solidarnosc clandestine regroupée autour de Joanna et Andrzej Gwiazda), malgré sa tendance nationaliste, est tout à fait imprégneé de cette idée d’unité culturelle de l’Europe de l’Est. Certes, ce numéro commence par un article de Hanna Arendt sur la « révolution hongroise écrasée par l’impérialisme totalitaire ». Puis l’analyse de Karol Sauerland (professeur de philosophie à Torun membre de Solidarnosc) donne une large place à une interprétation très anti-communiste de la philosophe avant d’enchainer sur des fragments de correspondance entre Arendt et Karl Jaspers. Le magazine fustige le « totalitarisme » qui aurait rendu « apathiques » et « aliénés » les citoyens de Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie, Roumanie et Bulgarie. Mais dans les articles de dissidents russes, tchèques, roumains et hongrois, cette «idéologie de la liberté »basée sur les idées de Karl Jaspers et Karol Polanyi situe de fait l’Europe de l’Est entre la « Russie Soviétique » et « l’Occident », un Occident dont la présence parait fort lointaine.

L’article de l’auteur tchécoslovaque commence même par une belle ode à « notre » Europe : « Nous sommes habitués à entendre que nous sommes le cœur de l’Europe et nous savons qu’à notre porte se trouve le vaste monde. Mais si nous avons l’idée agréable que l’Europe puisse être un orchestre, du moins notre Europe centrale, dans laquelle nous avons notre partition, hélas aujourd’hui cette idée n’est qu’une folle utopie. Mais nous persistons à croire au vaste monde et en réalité, celui-ci ne nous a pas rejeté »[6]. Suit une description détaillée des nationalités occidentales qui déjà font du tourisme de masse à Prague, les Cubains et les Vietnamiens qui y travaillent et les peuples arabes et africains qui y étudient. On est bien loin de l’Europe de l’est pauvre, soumise et provinciale à laquelle le capitalisme a fini par nous habituer!

La revue finit avec l’interview du plus célèbre des dissidents polonais sous le titre évocateur « Au Chili on m’aurait emprisonné pour communisme »[7] dans lequel Adam Michnik, refuse un capitalisme « à la Pinochet » . On croit rêver quand on connait la suite de l’Histoire : le soutien absolu aux politiques sociales destructrices du néolibéralisme d’un Michnik devenu un oligarque propriétaire du plus grand consortium de presse de Pologne avec le quotidien « Gazeta Wyborcza ». Ce qu’il importe de souligner est que pour les rédacteurs anti-communistes le marqueur culturel de cette Europe de l’Est unie est cette soif de liberté, de justice et de liens avec les autres nations qui la caractérise[8].

La revue « Przedświt – Solidarność robotnicza», «L’Aurore – Solidarité Ouvrière» porte le sous-titre « revue du Parti Social-démocrate polonais»[9]. Elle se présente, pour un numéro de 1988, comme un livret de 16 pages modeste, ronéotypé. Le symbole de la rose au poing orne sa une. La revue s’ouvre sur un texte de « Thèses politiques de 1988 de la Social-démocratie polonaise » daté du 1 octobre 1988 et d’un communiqué « du Secrétariat du Comité Exécutif du Parti Polonais Social-démocrate portant sur les négociations de la table ronde », daté du 5 octobre.

Ces documents ainsi que les analyses qui le suivent critiquent la « faillite économique et sociale du Parti Ouvrier Unifié Polonais au pouvoir » ainsi que son autoritarisme, l’absence de liberté de réunion, d’association et d’expression. Mais les auteurs sont offensifs contre le nationalisme qu’il soit polonais ou propres aux autres pays du bloc de l’Est. Il est encore plus intéressant en ce qu’ils révèlent des aspirations des classes moyennes polonaises de la fin des années 80 orientées à gauche. En effet, les articles prônent comme modèle politique le « socialisme occidental » – la Suède notamment, riche et pacifique fait figure d’idéal absolu. Ce n’est pas un nouveauté, le modèle suédois était un lieu commun des discussions libres et « nocturnes des Polonais » avant 1989. Il est frappant de lire que le Parti Social-Démocrate propose de « garder la structure sociale de la Pologne Populaire » mais en améliorant l’égalité des citoyens dans le système. En 1988 le régime communiste prétendument sans classe est critiqué pour ses inégalités sociales !

Cette égalité ne pourrait s’épanouir que dans une forme de « mondialisation culturelle » que prône la revue. Le mot n’existe pas encore, mais dans les écrits de la gauche dissidente il n’est question que de voyages de personnes et d’idées, d’échanges et d’ouvertures culturelles avec le monde entier. Il est tragique que l’entrée réelle de la Pologne en la mondialisation s’est finalement soldée par un enfermement des classes populaires dans le conservatisme de l’Eglise et le nationalisme occidental anti-Lumières, l’exact contraire de ce à quoi aspiraient les auteurs de ces textes produits et achetés à l’Université, et donc lus par les étudiants, future élite du pays.

La revue dissidente qui théorise le mieux l’avenir commun est-européen est justement « Miedzymorze », « L’Entre Deux Mers », revue de la « Section Est du Parti Socialiste Polonais PPS ». Ce parti clandestin dirigé par les jeunes Piotr Ikonowicz et Józef Pinior[10] édite également « Robotnik », « l’Ouvrier », un nom par ailleurs prestigieux repris de la presse d’avant-guerre.

« Robotnik » rejette assez violemment l’hégémonie du POUP et Pinior sera un temps emprisonné. Mais le PPS ne prévoit nullement le retour du capitalisme en Pologne, plutôt une évolution et une réforme du système économique existant, avec une plus large place pour les coopératives et une autogestion ouvrière dans les grandes entreprises publiques. Le PPS se bat pour la liberté  d’expression et d’association mais ce afin que la classe ouvrière polonaise puisse défendre ses intérêts. La Pologne Populaire est donc ici aussi critiquée comme un Etat inégalitaire qui ne se soucie pas des intérêts des travailleurs. Ce programme est publié en détails dans le texte « Nowa Lewica », « La Nouvelle Gauche » en une de l’hebdomadaire « Robotnik »du 13 novembre 1988[11].

L’analyse la plus exhaustive de ce que pourrait être une Europe de l’Est souveraine s’intitule « L’Entre Deux Mers, ce qu’il est et ce qu’il pourrait être » et est signé de Jan Łukaszów[12].

La question de l’unité civilisationnelle de l’Europe de l’Est y est présentée d’emblée comme politiquement centrale. « Chacun qui s’intéresse à l’histoire est conscient, même intuitivement, de l’existence d’une unité des pays situés entre l’Allemagne, La Russie, la Scandinavie et la Turquie ; une unité qui ne peut être réduite à la problématique de l’asservissement par le communisme ».[13] L’auteur préfère le terme d’« Entre Deux Mers », plutôt que celui de l’Europe Centrale, malgré l’histoire de ce concept utilisé par l’impérialisme polonais avant la guerre pour la conquête de territoires ukrainiens et biélorusses.

De l’Estonie à la Grèce, ce territoire entre les Trois Mers Baltique, Noire et Adriatique (ou entre Deux, Nord et Méditerranée) comprend en 1982 200 millions d’habitants, 35% de la population européenne jusqu’à l’Oural et 20% de son territoire. Le point commun de ce territoire pour l’analyste de 1988 est le nationalisme basé sur un ressentiment anti-germanique, légitimant ou « gelant » un ressentiment anti-russe ou anti-soviétique, variable selon les pays. A 80% slave, cette « Europe du Centre a comme spécificité de ne pas être jusqu’au bout ni l’Est ni l’Occident, considérant comme Occident l’Allemagne et l’Italie et comme Orient la Turquie »[14].

Mélange de toutes les trois religions d’Europe (christianisme orthodoxe, catholique mais aussi influence de l’islam depuis le Moyen Age) la caractéristique majeure de cette Europe est « l’agrarisme », la domination économique et idéologique de la « campagne » sur la « ville »[15]. Le servage tardif n’a pas éliminé les cultures paysannes dominantes qui ont aussi influencé fortement l’éthos de lutte nationale contre les domination étrangères. Enfin, l’intelligentsia est dans ces pays issue de la paysannerie ou de la noblesse et pas de la bourgeoisie. Ces spécificités sont encore perceptibles à la fin des années 1980 malgré ou grâce – ?- à l’industrialisation communiste. L’auteur de l’analyse cite enfin la domination politique des partis communistes comme facteur d’unité de la région, imposant partout la même structure socio-économique et le pouvoir de la bureaucratie du parti, dite « nomenclature ».

Il utilise même le terme d’« Etats communistes nationaux »[16] et inclut la Yougoslavie dans ce concept. Pour caractériser l’Ukraine et la Biélorussie Jan Łukaszów cite évidemment l’héritage légué par la République « Des Deux Nations » du 15 au 19 siècle. Il décrit la Pologne, avec sa résistance civile massive face à « l’empire soviétique » et la haute conscience politique de sa population comme un « Etat non souverain mais Etat national »[17]. Puis, passant à l’analyse des forces en présence en URSS, Jan Łukaszów présente l’Ukraine comme le pays le plus riche, le plus doté en ressources naturelles, en industries modernes, une agriculture dont les terres « débarrassées de l’incurie communiste »[18] pourrait tripler les récoltes. Clé de l’économie soviétique qui bride son développement en dirigeant les investissements modernes vers la Sibérie, une Ukraine indépendante deviendrait vite une super puissance. Avec un population bien éduquée, une culture originale et une langue en expansion la nation ukrainienne est « pleinement épanouie »[19]. Bien sûr, l’auteur ne cache pas que l’Est de l’Ukraine est russe ou « russifiée » et qu’il n’est pas possible de prédire le comportements de ces populations au moment du « démontage » de l’URSS[20] – nous sommes en 1988 et le mot est déjà employé. Mais contrairement à une Biélorussie marginalisée, l’Ukraine a toutes les chances de devenir une locomotive des Etats qui se détacheraient alors de l’URSS.

Le clou de la stratégie serait de permettre à l’Ukraine de rentrer dans une alliance avec les Etats de l’Entre Deux Mers et donc dans « un système européen de sécurité collective »[21]. Ainsi l’Europe de l’Est serait mise à l’abri de l’impérialisme russe qui se déchainera inévitablement à la dissolution de l’URSS car le nationalisme russe y a trop été bridé par l’idéologie communiste. Comme l’Allemagne réunifiée deviendrait rapidement une super puissance, il n’est pas certain que ce système de sécurité collectif paneuropéen verrait le jour. Les Etats de l’Europe de l’Est devraient donc élaborer une Alliance, y compris militaire, entre eux, excluant la Russie, mais aussi l’Occident.

Pour l’auteur de 1988, la réunification de l’Allemagne mènerait à la dissolution du Pacte de Varsovie et alors les USA se retireraient de l’Europe. Aucun pays ne voulant de guerre pour ne pas perdre ses acquis civilisationnels, il est exclus que l’Ukraine et l’Allemagne fassent cause commune contre la Pologne. L’Alliance de l’Entre Deux Mers serait une réponse suffisamment attractive pour attirer vers elle tous les pays de la région. L’émancipation pacifique de la Pologne est la clé de voute de cette vision stratégique d’unité de la région. Au passage l’auteur critique les théories de l’URSS vue comme une puissance coloniale et cette émancipation comme une décolonisation. Selon lui l’URSS n’est dominante que militairement et les Etats de l’Europe de l’Est possèdent le même degré qu’elle de développement culturel et économique. Par ailleurs il serait irresponsable de détruire le COMECON qui au contraire devrait servir comme base pour la construction d’une Europe de l’Est unie, conçue comme une coopération d’Etats Nations car les idées de fédération resteraient rejetées par les peuples et pourraient même mener à une dangereuse abdication face aux nationalismes russes et allemands toujours présents.[22]

Ce qui frappe dans cette vision est l’ignorance de l’existence d’une domination occidentale. Lorsque l’auteur évoque ce programme de démilitarisation de l’Europe du « Centre Est », cette vision n’inclut aucune participation des Occidentaux dans ce processus. Les intellectuels de la gauche polonaise sont en 1988 souverains en leur conscience et ne ressentent aucun besoin d’appeler l’Occident à l’aide. Aujourd’hui, alors que nous sommes habitués à la soumission des élites de l’Europe de l’Est aux actes et dires de l’Occident, nous ne pouvons qu’être frappés par cette attitude naturelle, frisant l’inconscience, puisque la possibilité d’une domination politique de n’importe quel Etat de l’Ouest, France, Grande Bretagne, Allemagne n’est même pas prise en compte. Les élites polonaises dissidentes partagent ainsi avec Gorbatchev la croyance naive en une dissolution de l’OTAN au moment de la disparition du Pacte de Varsovie.

La surestimation des capacités de l’Ukraine fait partie de cette naïveté. Aujourd’hui les élites ukrainiennes ont mené leur Etat à la faillite économique, sociale et morale tandis qu’une modeste Biélorussie s’est avérée bien plus solide qu’à première vue. Ce que nous voulons retenir c’est que la Pologne communiste a généré une première génération d’intellectuels capables d’élaborer une pensée géopolitique stratégique sans directives de l’Est ou de l’Ouest. Que cette pensée ait été incomplète, incapable de prendre en compte les changements économiques et sociaux – en 1988 l’informatisation est en marche y compris dans le bloc de l’Est[23] -, erronée dans sa sous- et surestimation des forces de chaque pays, c’est un fait. Mais il apparait aussi que cette pensée est ouverte vers les pays voisins, que ces intellectuels ont l’ambition de transformer leur région d’Europe et qu’ils identifient bien le potentiel souverainiste porteur par l’unité civilisationnelle forgée par une histoire de luttes. Evidemment, ces intellectuels n’ont pas prévu l’impensable, la vassalisation de leur propre pays, la Pologne, à l’Occident, et notamment à l’Allemagne réunifiée à peine les élections « libres » du 4 juin 1989 achevées.

Pourquoi alors l’Europe de l’Est n’a -t-elle pas réussi son saut vers l’indépendance ? Pourquoi s’est-elle abîmée dans une occidentalisation chaotique avec la destruction des industries, mise en chômage et émigrations des travailleurs, perte de compétences et de savoir faires, disparition de nombreuses institutions culturelles…Sans parler de la guerre de destruction de la Yougoslavie avec 150 000 morts et plusieurs millions de déplacés. Chaque pays dirigé par les nouvelles élites occidentalisées s’est positionné dans une mise en concurrence des uns contre les autres pour plaire aux puissances occidentales sur le mode du « qui est le plus soumis aux règles imposées par l’Occident ». La gauche communiste souverainiste a été éliminée des structures de l’Etat et du paysage culturel et dans certains pays carrément criminalisée. Sur la place politique subsiste un nationalisme ethnique de plus en plus fermé et autoritaire générateur de dislocation sociale et parfaitement compatible avec le capitalisme. Jusqu’au démembrement de l’Ukraine dont les élites actuelles se situent dans le sillage du fascisme d’avant-guerre glorifié par l’idéologie officielle.

Pourquoi les intellectuels de la fin des années 80 n’ont – ils pas prévu ces événements ? Une indication serait le fait suivant : « L’Entre Deux Mers » publie juste avant l’analyse théorique précédemment citée un article sur la situation politique en Ukraine intitulée « la résistance en Ukraine après la deuxième guerre mondiale »[24]. L’opposition ukrainienne y est présentée comme une galaxie de partis et de journaux illégaux regroupés autour du Comité Helsinski dirigé par Youri Choukhevitsch. L’information parait anodine en 1988 et il est fort probable que l’auteur polonais l’ignore que cet homme est le fils de Roman Choukhevitsch, chef de l’OUN UPA, organisation nationaliste ukrainienne collaboratrice et coupable du génocide des Juifs et des Polonais sous l’occupation nazie. Aujourd’hui Youri Choukhevitsch est le chef historique du Pravy Sektor, organisation para-militaire fasciste au pouvoir et responsable de crimes de guerre contre les populations civils en Ukraine de l’Est et du Sud. A l’époque un dissident polonais socialiste le considère comme un homme respectable et défenseur de libertés.

L’article brosse un tableau négatif de la situation en Ukraine et rend évidemment, selon la rhétorique nationaliste, l’URSS responsable de la crise économique, des pollutions industrielles et de Tchernobyl. Il comporte aussi une description des mouvements sociaux dans le Donbass et de la création d’un syndical illégal à Donietsk dirigé par Wlodzimierz Klebanowicz. Le habitants du Donbass se sentent abandonnés par un pouvoir central qui investit dans l’industrie sibérienne et néglige l’Ukraine. Ce ressentiment va alimenter l’indépendantisme ukrainien jusqu’à la dissolution active de l’URSS en 1991.

Ce texte est clairement une justification et une relativisation des crimes du nationalisme bandériste. Nous n’avons pas la preuve sur la manière dont l’éditeur polonais est entré en contact avec l’opposition ukrainienne. Mais il parait évident qu’il ignore qui est l’auteur de l’article : Myroslav Prokop est en fait le chef de la diaspora nationaliste au Canada, un ancien lieutenant de Bandera, un collaborateur nazi. Sachant cela, le éditeurs socialistes de l’Ente Deux Mers n’aurait jamais publié un tel texte. S’ils le font, c’est par ignorance et naïveté dont nous payons tous le tribut aujourd’hui.

Un espoir est – il permis aujourd’hui après 30 ans de déstructuration des Etats et des sociétés ? Depuis les mouvements sociaux de 2011-2014 une certaine lassitude et un manque de foi dans le système capitaliste apparait au sein des populations. Dans quelques pays les élites en tiennent compte à contre-coeur. Subrepticement, des gouvernements slovaques, tchèques et bulgares ont renoué avec une russophilie traditionnelle et critiquent la russophobie agressive de l’Occident. Le projet chinois des autoroutes de la Soie attire les oligarques et les élites politiques comme possibilité d’enrichissement alternative. Il se peut que l’Europe de l’Est retrouve une nouvelle identité en tant que région de l’Eurasie en construction. Le réveil des peuples en quête de souveraineté et de reconstruction sociale et identitaire peut conduire à des retournements majeurs. L’Occident risque d’en être surpris mais nous en percevons les prémisses dès maintenant.

Bibliographie succincte

Michael Brie, Rosa Luxemburg neu endecken  (Découvrir à nouveau Rosa Luxemburg), VSA Hamburg 2019

Rosa Luxemburg Die industrielle Entwicklung Polens, (Le développement industriel de la Pologne)

Paulina Codogni, Afrykanczycy w Warszawie w latach 1945-75 ( Les Africains à Varsovie de 1945 à 1975 ), in Afryka w Warszawie – dzieje afrykanskiej diaspory nad Wisla, (L’Afrique à Varsovie- l’histoire de la diaspora africaine au bord de la Vistule), sous la direction de Pawel Sredzinski et Mamadou Diouf, Fundacja Afryka inaczej ; Varsovie 2010,

Monika Karbowska Le rôle du Manifeste du Comité de Libération National Polonais dans la fondation de la République Populaire de Pologne, in De la Pologne Populaire à l’hiver capitaliste, Textes d’histoire et d’espoir, Delga, Paris 2018 ;

Archives

[1] Europa  – pismo Instytutu Europy Wchodniej, février 1988, Volume 4, Varsovie

Przedświt  – Solidarnosc Robotnicza, Nr 18 /88, Varsovie

Robotnik – Centralne Pismo PPS, (L’ouvrier, revue centrale du PPS Parti Socialiste Polonais), Nr 138 ; 13 novembre 1988, 4 pages ronéotypées

Miedzymorze Pismo Sekcji Wschodniej PPS (L’Entre Deux Mers, revue de la Section Orientale du Parti Socialiste Polonais),  Volume 2 ; 3, mars et avril 1988


[1]http://ciml.250x.com/sections/german_section/rosa_karl_spartakusbund/luxemburg_die_industrielle_entwicklung_polens.pdf

[2] Michael Brie « Rosa Luxemburg neu endecken » (« Découvrir à nouveau Rosa Luxemburg »), VSA Hamburg 2019

[3] http://republique-tarnobrzeg.over-blog.com/2019/03/la-republique-de-tarnobrzeg-une-republique-paysanne-autogeree-a-l-aube-de-la-pologne-independante.html

[4] Voir «Le rôle du Manifeste du Comité de Libération National Polonais dans la fondation de la République Populaire de Pologne », in Monika Karbowska « De la Pologne Populaire à l’hiver capitaliste Textes d’histoire et d’espoir », Delga, Paris 2018 

Monika Karbowska: Le bilan du Manifeste PKWN (Comité Polonais de Libération Nationale ») et des réalisations de la Pologne Populaire – une première tentative de construction d’un Etat socialiste polonais | histoireetsociete (wordpress.com)

Paulina Codogni « Afrykanczycy w Warszawie w latach 1945-75 » (« Les Africains à Varsovie de 1945 à 1975 »), in « Afryka w Warszawie – dzieje afrykanskiej diaspory nad Wisla », (« L’Afrique à Varsovie- l’histoire de la diaspora africaine au bord de la Vistule »), sous la direction de Pawel Sredzinski et Mamadou Diouf, Fundacja Afryka inaczej ; Varsovie 2010, https://dokumen.tips/documents/afryka-558f2f621635a.html

[5] « Europa  – pismo Instytutu Europy Wchodniej, février 1988, Volume 4, archives de l’auteure. Il est à noter que les dirigeants de Solidarnosc Walczaca Andrzej et Joanna Gwiazda vont refuser les accords de la Table Ronde et l’installation capitaliste à partir toujours de positions souverainistes. Ils seront progressivement marginalisés puis diffamés par les nouveaux médias pro-occidentaux à partir de 1994-95

[6] « Bambino di Praga, étiudy dzieciece o nas i o swiecie za miedza” („Bambino di Praga études enfantines sur nous et le monde à notre porte »), ibid, page 85

[7] Ibid page 124

[9] « Przedświt   Solidarnosc Robotnicza», Nr 18 /88, archives de l’auteure

[10] Piotr Ikonowicz restera toute sa vie  jusqu’à aujourd’hui fidèle aux idéaux socialistes et deviendra le leader de la gauche et dirigeant du Mouvement de Justice Sociale défendant les Polonais les plus pauvres.  A contrario Jozef Pinior fera des compromis avec les Sociaux Libéraux, deviendra sénateur dans les années 90 et sera marginalisé après 2000

[11] « Robotnik – Centralne Pismo PPS”, („L’ouvrier, revue centrale du PPS Parti Socialiste Polonais »), Nr 138 ; 13 novembre 1988, 4 pages ronéotypées, archives de l’auteure.

[12] Nom ou pseudonyme ? A de rare exceptions près les journalistes dissidents sont inconnus du grand public en 1988.

[13] « Miedzymorze Pismo Sekcji Wschodniej PPS » („L’Entre Deux Mers, revue de la Section Orientale du Parti Socialiste Polonais »),  Volume 2 ; 3, mars et avril 1988. Page 29, archives de l’auteure. A noter que Allemagne se dit « Niemcy » en Polonais, au pluriel. Dans la langue polonaise les Allemagnes sont toujours plurielles, ce qui permet d’ignorer la question de la réunification et la problématique de l’appartenance de l’Allemagne à l’Est ou à l’Ouest. Pour un Polonais en 1988, l’existence d’une partie occidentale et d’une autre orientale de l’Allemagne est naturelle.

[14] Ibid page 32

[15] Ibid page 33

[16] Ibid page 36

[17] Ibid page 42

[18] Ibid page 45

[19] Ibid page 45

[20] Ibid page 48

[21] Ibid page 55

[22] Ibid page 61

[23] L’entreprise public yougoslave Iskra, leadeur des telecommunications en Europe du Sud Est participe avec les entreprises occidentale en 1983 au consortium international créant l’internet. L’entreprise polonaise ERA produit des serveurs et des ordinateurs personnels à la fin des années 80. Les informaticien/nes polonais partent en stage dans les universités occidentales ou leurs compétences sont très appréciées.

[24] « Miedzymorze », page 2